1. Le poète mystique

Narration audio (en yiddish) : première partie
Aaron Zeitlin, fin des années 1960 – début des années 1970.

Aaron Eliezer Zeitlin (1898-1973), poète et dramaturge yiddish et hébraïque, perpétue à travers son œuvre, très moderne dans les formes, la tradition mystique juive à laquelle il a été initié par son père, Hillel Zeitlin (1872-1942), philosophe et journaliste combatif. L’auteur y voit l’instrument par excellence pour déchiffrer un monde qui ne cesse d’opposer à l’être humain ses énigmes et ses contradictions. À travers le prisme du destin juif, sa vision extra-lucide de l’existence atteint l’universel.

L’anticonformiste des anticonformistes

Aaron Zeitlin est un cas exceptionnel parmi les auteurs yiddish modernes. C’est un poète religieux alors que depuis le début du xixe s. c’est généralement dans un esprit de contestation de la tradition religieuse qu’on devient écrivain yiddish. Cela ne signifie pas que les éléments religieux soient absents de l’œuvre des créateurs antérieurs à la première guerre mondiale. Bien au contraire : la toile de fond de presque tous leurs écrits est le mode de vie traditionnel avec ses valeurs, ses croyances et les multiples crises qu’il subit du fait des changements économiques, de la sécularisation, de l’antisémitisme, de la naissance des courants socialiste et sioniste, de l’émigration. Mais quel que soit leur point de vue sur l’héritage religieux, ces auteurs le traitent plutôt de l’extérieur, même lorsqu’ils habillent leurs idées politiques ou sociales de motifs hassidiques et messianiques.

La tradition mystique pour comprendre le monde

Chez Zeitlin, la religiosité ne se résume pas à l’évocation de personnalités ou de faits explicitement religieux. Il se voit en continuateur de l’œuvre des kabbalistes du xvie s., de l’école de Safed, dont la figure de proue est rabbi Yitskhak Luria, dit « l’Ari » (1534-1572).

Chez lui, tous les sujets – la vie, la mort, le paysage, la nature, la société, la politique, l’histoire, les œuvres d’art, les personnes et les lieux – sont l’objet d’interprétations imprégnées de l’esprit de l’Ari, qui voyait en toute chose une clé pour comprendre l’interaction entre terre et ciel, entre l’humain et le divin :

Il me semble souvent :
Je ne suis pas d’ici.
Je suis de Safed
Et de l’Ari.
[…]
De la vieille lumière
Toujours coulante
Dans ton labyrinthe,
Oh, mon sang !

Hillel Zeitlin vers 1910.

En effet, le « labyrinthe de son sang » remonte à des générations de personnalités
éminentes du mouvement religieux hassidique, dont est issu le père de l’auteur, Hillel Zeitlin (mort dans le ghetto de Varsovie), qualifié par son fils de « prophète des Juifs polonais ».

La langue sacrée de l’âme juive

Tout comme Hillel, Aaron Zeitlin écrit tant en yiddish qu’en hébreu, mais il se considère écrivain d’une seule langue. Alors que la terminologie courante désigne l’hébreu comme loshn-koydesh, « langue du sacré », et le yiddish comme langue du quotidien, Zeitlin ne fait pas la différence : « J’écris en loshn-koydesh yiddish et j’écris en loshn-koydesh hébreu. Lorsque j’écris un poème en yiddish, je ne sens pas du tout que je suis en train d’écrire en yiddish. Lorsque j’écris en hébreu, je ne sens pas du tout que j’écris en hébreu. J’écris en loshn-koydesh de l’âme juive, de toutes les âmes juives ».

De gauche à droite : Hillel Zeitlin, Tsvi Zebulon Weinberg et Aaron Zeitlin (malade, allongé). Années 1930. Photo : Nokhem Hokherman, gendre de Hillel Zeitlin.

2. Poésie cosmique sur fond d’avant-garde

Narration audio (en yiddish) : deuxième partie
Groupe d’écrivains yiddish à Varsovie, années 1920. De gauche à droite : Kadye Molodovski, Yoysef Kerman, Yoysef Opatoshu, Isaac Bashevis Singer (debout), Aaron Zeitlin, Meylekh Ravitsh.

Zeitlin cultive de nombreux genres : poésie, drame, essai, roman. Mais il est pour l’essentiel poète au sens classique du terme, ce qui comprend la création théâtrale. Il apparaît dans une littérature yiddish en plein bouillonnement des avant-gardes au début des années 1920 à Varsovie. Dans l’esprit de l’expressionnisme littéraire de l’après-guerre, des écrivains comme Moyshe Broderzon (1890-1956), Peretz Markish (1895-1952) et Uri-Tsvi Grinberg (1896-1981) créent des poèmes dont les images violentes veulent refléter le chaos du monde. Ils fondent de nouvelles revues pour les publier. Leur mouvement gagne un large écho parmi la jeunesse.

Le combat du sens et du chaos

Tandis que Zeitlin père pourfend dans des articles de presse « l’esthétique déformée » des chantres de l’avant-garde, Aaron préfère réagir par l’œuvre artistique. Son poème apocalyptique Metatren (1922) fait subtilement écho au Mefisto de Grinberg (1921). Le style en est aussi avant-gardiste, mais si Grinberg a recours au blasphème et aux images les plus pessimistes pour décrire un monde insensé, mu seulement par le Mal, Zeitlin évoque une Création pourvue de sens, où le monde chaotique des humains, ce qu’il est convenu d’appeler l’Histoire, n’est qu’un aspect du plan de l’Éternel.

Aaron Zeitlin, Metatren (Métatron, poème apocalyptique), Varsovie, 1922.

Le combat, incessant chez lui, entre scepticisme et foi, le jeu mystérieux du féminin et du masculin, la soif de révélation constituent ses thèmes de prédilection dans les années 1920-1930.

Tables de la Loi contre affiches journalistiques

Groupe d’écrivains yiddish à Varsovie, années 1920. De gauche à droite : Rokhl Korn, Isaac Bashevis Singer, Israel Joshua Singer, Aaron Zeitlin, Meylekh Ravitsh.

Nombre de poèmes expriment son rejet, souvent sur un ton satirique, de tout programme politique qui ne prendrait pas racine dans une vision spirituelle, et de toute littérature dont le réalisme ne donnerait pas une place à « l’autre réalité », celle qui se trouve en dehors et au-dessus de l’humain. Ses sarcasmes visent particulièrement la soif d’honneurs, l’esprit de chapelle, la flagornerie mutuelle dans les milieux littéraires. Il se montre aussi critique envers lui-même, dans la mesure où il est malgré tout contaminé par le péché qu’il reproche à tous les Juifs de son temps :

Nous sommes le paradoxe de la Création divine,
Nous sommes les Tables de la Loi et l’affiche
[…]
Si par hasard naît parmi nous un prophète
Voilà qu’il se fait journaliste.

Aaron Zeitlin.

Comme son père, Zeitlin est hostile aux partis et aux lignes politiques, mais globalement il est attaché à un sionisme de racine mystique, dont on ne trouve pas la voix dans l’éventail des courants et partis existants. Après le Génocide, son idée d’une nation juive participant d’un destin et d’une transcendance s’exprime avec une force accrue.

Caricature « Cadeaux de Pourim modernes » : trois poètes d’avant-garde arrivent avec leurs recueils récemment publiés : Meylekh Ravitsh (à droite) avec ses Nakete lider (Poèmes nus), Moyshe Broderzon, avec ses Tsungen-lungen (Langues-poumons ; inscription en haut : « Des punaises dansent sur un plateau »), Perets Markish, avec Di Kupe (Le Tas). Hillel Zeitlin (à gauche) : « Beurk ! Qu’est-ce que c’est que ces cadeaux de Pourim ? Vous ne pourriez pas m’apporter quelque chose de traditionnel ? Des gâteaux au pavot, un vin de raisins secs, un gâteau au miel frit dans l’huile, des choses comme ça ? Beurk, où avez-vous vu des cadeaux pareils ? » (Der Moment, 14.03.1922).

3. Le dramaturge

Narration audio (en yiddish) : troisième partie

Les poèmes, comme autant de prophètes Élie,
doivent entrer dans les habitations des frères humbles.
J’attends des poèmes devenant poètes,
j’attend des poètes devenant poèmes.

Ô, jour qui sera lumière des jours,
quand les poètes deviendront ce qu’ils chantent,
quand les poèmes revêtiront sang et visage,
iront vers les humains et deviendront poèmes.

Quand les poèmes revêtiront sang et visage

Aaron Zeitlin.

Ces lignes sont tracées par Aaron Zeitlin en 1929. Ce désir d’habiller de chair sa conception poétique trouve à se concrétiser justement en cette période, où il aborde un genre nouveau pour lui : le théâtre. À partir de 1929, en l’espace d’un peu plus d’une décennie, il écrit pas moins de neuf pièces très novatrices par leur contenu et leur style : drames, comédies, mystères. Certaines sont publiées à la même époque ; d’autres, beaucoup plus tard ou bien restent à l’état de manuscrits ; les unes (pas nécessairement celles qui ont fait l’objet d’une parution) sont jouées très vite ; d’autres, après un long laps de temps ou jamais.

Au centre de l’œuvre théâtrale de Zeitlin, on trouve des figures et des événements historiques ou contemporains, mais l’aspect factuel n’est utilisé que pour habiller des allégories desquelles Zeitlin veut faire jaillir un éclairage sur les problèmes et conflits concrets de son temps. Ce qui intéresse l’auteur, c’est de montrer les tendances de fond de l’existence au monde, juive ou non juive, dans une relation constante avec des forces métaphysiques.

Hier, aujourd’hui, demain et toujours

Aaron Zeitlin.

Le drame Yankev Frank, qui tourne autour de la fièvre messianique du xviiie s., est une critique de tout idéal de rédemption centré sur l’homme. Le héros éponyme de Brener ne représente qu’en partie l’écrivain Yossef Haïm Brenner mort en 1921 aux mains d’un assaillant arabe en Palestine ; il est surtout l’incarnation d’une conscience tourmentée par l’énigme du destin collectif des Juifs. L’action de Yidnshtot (Quartier juif) se déroule dans le Moyen Âge allemand et traite de l’alternative entre deux formes de résistance juive à l’oppression : la force physique ou le martyre pour la foi. Dzheykob Dzheykobson (Jacob Jacobson), qui se situe à l’époque contemporaine, exprime, parmi d’autres idées, une acerbe critique du militarisme tapi dans tous les régimes politiques. Basé sur une vieille légende selon laquelle un roi de Pologne aurait eu une épouse juive, Esterke un Kazimir der groyser (Esterke et Casimir le Grand) tente de faire le bilan d’un millénaire de coexistence entre Juifs et Polonais. Der veber fun Balut (Le Tisserand de Balut) met en scène l’échec inéluctable de toute tentative humaine pour faire régner la justice. Dans Di yidishe melukhe oder Veytsman der tsveyter (Le royaume juif ou Weizmann II), une trame éminemment grotesque éclaire d’un jour vif la place des Juifs parmi les nations du monde et leur rapport singulier à l’idée d’un État juif.

Une scène de la pièce Khelemer khakhomim (Les Sages de Chelm) d’Aaron Zeitlin, mise en scène par Maurice Schwartz (Yidisher Kunst-Teater, New York, 1933).

Avec le drame In keynems land (Dans le No man’s land), autour de l’expulsion des Juifs des Sudètes au moment de l’arrivée des nazis en 1938, se ferme le cycle de l’œuvre théâtrale de Zeitlin en yiddish. On pourrait y ajouter sa traduction yiddish de La Tempête de Shakespeare, montée en octobre 1938 par Leon Schiller, éminent homme de théâtre polonais non juif, en un geste de défi à l’hitlérisme.

Détail de l’affiche de la pièce d’Aaron Zeitlin In keynems land (Dans le No man’s land), mise en scène par Dovid Likht (Buenos Aires, 1940).‏

4. Anéantissement et foi

Narration audio (en yiddish) : quatrième partie
Aaron Zeitlin, Lider fun khurbn un lider fun gloybn (Poèmes d’anéantissement et de foi, œuvres poétiques complètes), vol. 1 (New York, 1967).

Le pressentiment d’une catastrophe prochaine affleure dès le début dans l’œuvre de Zeitlin et se fait plus aigu dans les années 1930. Fidèle à l’idée mystique, il voit dans cette apocalypse prévue la condition nécessaire de l’avènement messianique (les « douleurs de l’enfantement » du Messie).

Après la terreur, le salut ?

En 1922, dans son poème Metatren, il se perçoit comme :

Un homme qui se retrouvera à terre,
Aujourd’hui ou demain
Piétiné sous la semelle de son frère la brute

mais dont le cri d’agonie se transmue en célébration, parce qu’il devine en même temps à l’horizon les lueurs du salut. En 1931 il écrit dans le « Chant de tempête » :

Vous, enfants d’Adam, êtes devenus
Les maux de la terre et ses bacilles.
Dieu prie déjà pour de nouvelles tempêtes,
Qui, vous détruisant, accompliront son vœu.

La certitude alterne dans son esprit avec le doute, qui fait parfois irruption par des images de pur effroi irraisonné, comme dans « Galop », poème de 1934 :

La nuit se fait de plus en plus profonde ; les étoiles, de plus en plus lointaines.
Des cavaliers, des cavaliers – ils arriveront sans tarder.
Les cavaliers arrivent, et après ? et après ?
Qui est-ce qui est soumis à jugement ?
Vers où, vers où nous conduira-t-on, mon enfant ?

« Tréfonds », un poème de 1936 qui a pour sous-titre « vers para-hamlétiens », exprime bien ce balancement entre, d’un côté, le désespoir de l’individu dans sa finitude, et de l’autre, la foi en un sens ultime de l’Infini. Un état d’esprit qui dure jusqu’aux premières semaines de la guerre mondiale, lorsqu’il attribue à Dieu, à la fin d’un poème écrit à La Havane, ces paroles :

Un tel monde, je n’en ai pas besoin !
Je l’ai brûlé !

Croire, l’ultime poétique

Après le Génocide, Zeitlin regrettera de s’être laissé aller à cette sorte de jubilation apocalyptique, mais même au plus profond de son abattement il se démènera encore pour faire entrer l’effroyable anéantissement des Juifs dans le cadre d’une vision du monde croyante. Même s’il lui arrive parfois de moquer sa propre soif de salut, il ne cesse dans l’après-guerre d’étayer patiemment, y compris par son imposante œuvre en hébreu, une conception où la foi représente le résultat et le sens de tout ce qu’il a vécu comme individu, comme poète et comme penseur. Pour la dernière édition de ses œuvres poétiques complètes, il a choisi comme titre Lider fun khurbn un lider fun gloybn – Poèmes d’anéantissement et de foi.

Aaron Zeitlin, Lider fun khurbn un lider fun gloybn (Poèmes d’anéantissement et de foi, œuvres poétiques complètes), vol. 2 (New York, 1970).

Entre Plotsk et Varsovie

En ces années sans Dieu d’après Maïdanek,
Je revois les années écoulées.
Par un beau jour d’été nous sommes allés
À Plotsk voguant sur la Vistule,
À Plotsk au fil de la Vistule.

Un petit nuage nous suit dans les hauteurs,
Que fait un poisson de la Vistule dans les cieux ?
Le petit nuage file et la Vistule file.
Les ondes, vives nuées de colombes,
Et là-haut un petit poisson joyeux.

Et moi sur le pont du vapeur avec elle,
La plus aimée des filles de Varsovie.
Dieu déploie sur nos têtes son dais nuptial bleu
Et en guise de coupe de fiançailles brise le soleil,
Brise le soleil en éclats dans les eaux de la Vistule.

Bonheur aux fiancés ! Petits tessons de soleil,
Sur les éclats de soleil nous voguons.
Et le vent de Vistule joue son air sur les ondes,
Et sous un voile clair filent les vertes rives,
Et avec elles, légères, les secondes.

Vertes scintillent les rives et blanche est la rivière,
Et mordorés sont ses yeux —
Dans la plus belle chanson populaire
Il n’est pas d’yeux de braise aussi ardents,
Aussi heureux, chaleureux, bruns de feu.

Et comme nous voguons vers Varsovie au retour,
Sur la Pologne flamboie la fin du jour.
Le soleil allume une passerelle d’or dans les eaux,
Une passerelle qui file dans le secret des flots
Vers des rives lointaines – ni terre ni Pologne.

Aujourd’hui, loin dans la nuit du temps m’en suis allé,
Perdu au fin fond de la nuit de ma génération,
Mais si je le veux – je vogue avec toi sur les flots vers Plotsk
Comme en ces années écoulées,
Années vibrantes de couleurs et de sons.

Moi, toi et la Vistule – vers Plotsk nous voguons.
Si je le veux – cette heure demeure,                                     
Bien que tu ne sois plus, ni toi ni mon peuple
Et que la fin ait été Maïdanek.
Si je le veux – cette heure demeure.
                                    
Pourquoi reste vivant en moi ce jour d’antan ?
Pourquoi demeure-t-il éternel présent ?
En esprit, Maïdanek n’est pas non plus la fin,
En esprit rien n’est voué à disparaître,
En esprit rien n’est ephémère.

Tout demeure présent – et quelle est la fin ?
Je le demande et en moi se creuse un silence,
Et devant mes yeux file une passerelle –
Elle file au loin vers de secrets rivages,
Telle cette passerelle embrasée de soleil dans la rivière
Sur le chemin de Plotsk à Varsovie.

À propos

Rédaction : Yitskhok Niborski
Relecture en français : Evelyne Grumberg
Traduction française des poèmes : Batia Baum
Recherche iconographique et relecture yiddish : Natalia Krynicka
Conception graphique, catalogue numérique et narration audio : Tal Hever-Chybowski
Enregistrement, mixage et bağlama : Shahar Fineberg

© Maison de la culture yiddish – Bibliothèque Medem, 2020

La saison culturelle « Aaron Zeitlin : écrivain visionnaire » est soutenue par la Fondation pour la mémoire de la Shoah.